2.

14 mars 1586

Précédé de deux hommes d’armes tenant des torches de résine, à cheval et encore caparaçonné en guerre, car il ne s’était pas déshabillé de la nuit, le baron Maximilien de Rosny[3] passa la barbacane construite devant les douves du château de Nérac, puis franchit le pont-levis avant de traverser la salle des gardes serrée entre deux tours crénelées. La nuit était profonde, quatre heures venaient de sonner. Il gelait. Une épaisse couche de neige couvrait la cour.

Rosny était arrivé quelques heures plus tôt de Pau avec Henri de Navarre et sa troupe de deux cents cavaliers, tous exténués. Ils n’avaient pas quitté les armes depuis un mois et n’avaient goûté aucun repos, écorchés et meurtris par les longues marches sur les sentiers rocailleux.

Depuis l’automne, la guerre avait repris. L’été précédent, le roi avait signé l’infâme traité de Nemours avec la maison de Guise. Tous les édits de tolérance étaient abolis[4] et, dans le royaume, seule la religion catholique, apostolique et romaine était reconnue. Le culte protestant interdit, il était licite à tous de courir sus aux hérétiques.

En septembre, Navarre avait été excommunié par le pape Sixte Quint et la formidable armée de Charles de Mayenne – le frère du duc de Guise – était entrée dans le Poitou avec tous les droits que s’arroge la soldatesque.

Depuis, Mayenne était descendu vers la Saintonge et il ravageait maintenant la Guyenne et le Périgord. Son armée comptait cinq mille hommes d’infanterie, neuf cents cavaliers – dont quatre cents albanais –, huit cents reîtres et douze canons. Pourtant elle était insuffisante pour tenir un si vaste territoire, aussi le duc ne menait-il qu’une guerre de terreur et de coups de main. La puissance même de son armée était sa faiblesse, car il fallait nourrir soldats et montures sur un pays hostile et ruiné. Comme les troupes n’étaient pas payées, elles se dispersaient pour rapiner. Avec l’arrivée de l’hiver, chaque capitaine menait une guerre privée pour trouver du fourrage, des vivres et des femmes. Les féroces bandes d’Albanais et de lansquenets allemands brûlaient villages et châteaux, qu’ils soient protestants ou catholiques, pillant, violant et torturant les populations. Mayenne avait donc bien du mal à se concentrer sur les objectifs militaires que son frère lui avait assignés : prendre les places fortes le long de la Garonne et se saisir de Navarre en Béarn.

Nérac était méconnaissable, songea Rosny en traversant la cour jusqu’à l’écurie. Le château des seigneurs d’Albret, où Marguerite d’Angoulême[5] avait tenu sa cour, mis au monde sa fille Jeanne, et où son petit-fils Henri avait passé sa jeunesse, était redevenu une forteresse du Moyen Âge. Deux des quatre tours extérieures et la façade d’un corps de bâtiment avaient été munies de hourds. Les douves qui bordaient les bâtiments avaient été nettoyées et inondées. Le pont-levis de la grande entrée était non seulement protégé par une barbacane en bois mais le portail avait été renforcé par une herse.

La ville aussi était transformée. Des années durant, la petite ville du Béarn avait été le siège de la maison de Margot, l’épouse d’Henri de Navarre. C’était une cour de galanteries et des honnêtes plaisirs d’amour, où gentilshommes, poètes et femmes peu farouches se mêlaient dans les joies de la table, de la chasse et de la volupté. Tous les dérèglements y étaient autorisés, encouragés même : Margot avec ses amants, et Henri avec ses maîtresses. L’aise y amena les vices comme la chaleur les serpents, avait remarqué Montaigne, lorsqu’il s’y était rendu.

Cette douce période était terminée. Margot était partie.

La ville ne dormait pas. Quand Rosny l’avait traversée, il avait croisé des pelotons de bourgeois en morion et en armes. Des lanternes à huile de noix et des falots emplis de suifs étaient accrochés à tous les carrefours. Quelques centaines d’arquebusiers avaient pris position sur les remparts, ainsi que les servants des quatre couleuvrines. Avec les torches suspendues un peu partout, on voyait leurs ombres s’activer. Les batteurs d’estrade de Mayenne étaient à quelques lieues et Henri avait veillé une grande partie de la nuit, se préparant à repousser l’assaut. Il savait que les espions guisards l’observaient, un peu plus bas, et il voulait qu’ils sachent que la ville ne se laisserait pas prendre facilement.

Rosny était en Béarn depuis quelques semaines. Arrivé de Paris après avoir traversé la France dans des conditions difficiles, risquant chaque jour la capture et la mort, il s’était fait souvent passer pour un catholique, jurant avec aplomb qu’il haïssait les huguenots. C’est que, du Poitou en Gascogne, ce n’étaient que troupes en armes dont il était difficile de deviner le parti et la religion. Il y avait des protestants, des catholiques guisards, des catholiques modérés, des reîtres et des lansquenets… et surtout des brigands sans foi ni loi. Sans compter les meutes de loups dont l’audace était telle qu’elles pénétraient dans les faubourgs des villes.

Rosny avait retrouvé Navarre à Bergerac pour lui remettre quarante mille livres obtenues en faisant couper des bois dans son domaine. Ce n’était pas grand-chose, mais le Béarnais n’avait plus rien. Ensuite, il l’avait suivi à Castets avec deux mille hommes et ils étaient parvenus à faire lever le siège du château mené par les gens d’armes du maréchal de Matignon.

Gouverneur de Gascogne, Navarre avait pour lieutenant le maréchal de Matignon qui conduisait pourtant une armée contre lui, car Matignon était aux ordres du roi. Heureusement, soit qu’il estimât son gouverneur, soit qu’il jugeât prudent de ne pas s’aliéner son prochain souverain, Matignon manœuvrait avec une excessive lenteur, laissant le champ libre à son adversaire en évitant le combat.

Malgré tout, son armée, avec celle du maréchal de Biron qui tenait le Poitou et la Saintonge, appuyait celle de Mayenne.

Les relations entre le roi de Navarre et Armand de Gontaut, maréchal de Biron et premier baron du Périgord, étaient pour le moins compliquées. Biron, qui appartenait à une famille depuis trois cents ans fidèle aux rois de France, était catholique mais tolérant – sa sœur était d’ailleurs protestante. Pourtant, quand il était lieutenant général de Guyenne, il s’était attaqué à son gouverneur, allant même jusqu’à tirer au canon sur Nérac. Furieux, le Béarnais avait obtenu du roi qu’il soit remplacé par Matignon. Malgré cette querelle, les deux hommes s’étaient depuis rapprochés. Plus le temps passait, plus Biron se rendait compte que Henri de Navarre serait sans doute son prochain roi. Tout comme Matignon, désormais, il le ménageait.

Face à ces trois armées, Navarre avait toujours évité les batailles, car il savait qu’une défaite lui serait fatale. D’ailleurs, depuis le début des guerres de Religion, jamais les armées protestantes n’avaient battu les armées du roi, et plus personne n’envisageait que cela arriverait.

Mais Mayenne, malgré la lenteur de Matignon, malgré l’hiver, malgré la peste endémique, malgré le manque de ravitaillement, malgré les loups, malgré le désordre de ses troupes, avait pris Castillon, Monségur, Montignac, Tulle, et même le château de Saignat appartenant à Turenne. Terrorisant les campagnes, son avant-garde fonçait à marche forcée sur Nérac pour prendre au piège le Béarnais. Cerné, Navarre était maintenant acculé, comme le renard dans son terrier.

Le froid avait été extrêmement rigoureux durant tout le mois de février, et il gelait encore très fort à la mi-mars avec de la neige presque chaque jour. Ayant laissé son cheval à un palefrenier et envoyé ses gardes se réchauffer aux cuisines, Rosny traversa la cour jusqu’à la tour d’escalier qui desservait l’élégante galerie ouverte aux arcs en anse de panier soutenus par des colonnes. La neige crissait sous ses bottes ferrées.

Une fois dans la galerie, il pénétra dans une première salle enfumée par des torches et deux falots de fer suspendus par des chaînes. Les gentilshommes et les gardes qui surveillaient l’entrée dans la salle suivante le saluèrent et le laissèrent traverser.

En entrant dans l’obscure salle du conseil, à peine éclairée par le foyer de la cheminée et deux gros chandeliers sur trépieds supportant chacun quatre bougies de cire, Rosny constata avec un brin de dépit qu’il était le dernier. Cinq hommes étaient déjà installés autour de la table rectangulaire sur laquelle était posés deux gros pains, des noix, du jambon, de la charcutaille et plusieurs flacons de vin poussiéreux.

Le baron les connaissait tous. Quatre d’entre eux avaient son âge. Ceux-là portaient des collets de buffle ou de maroquin matelassé, deux avaient même gardé leur plastron d’acier. Comme lui, ils avaient enfilé des grègues sous leurs hautes bottes de cavaliers et ils portaient épées et dagues, main gauche[6] ou miséricorde[7] en travers de la poitrine. Le cinquième, plus âgé, était en pourpoint avec une petite fraise. Il sourit aimablement en reconnaissant Rosny.

Le baron s’approcha, réconforté par la douce chaleur des lieux. À la lueur vacillante des chandelles il fut frappé par les visages fatigués, épuisés même, de ses compagnons d’armes. Il se dit qu’il devait avoir la même figure qu’eux.

— Ah, Rosny ! Nous n’attendions que toi pour commencer, s’exclama l’un des hommes, le seul à afficher une expression enjouée, quasiment déplacée dans cette salle sinistre.

Sa voix était rocailleuse, une voix de paysan, de berger béarnais. Âgé d’une trentaine d’années, il portait une barbe grise broussailleuse qui contrastait avec son visage rieur. Ses hauts-de-chausses matelassés étaient blancs (ou plutôt gris tant ils étaient sales !), comme sa chemise et son pourpoint, mais les manches en étaient tachées de sombres auréoles, peut-être de transpiration et plus probablement de sang. Une écharpe de laine, qui avait été blanche, barrait sa poitrine. Sur les épaules, il portait un long manteau doublé de passements de soie et son chapeau clair était orné d’un panache blanc.

Il se nommait Henri de Bourbon. C’était le gouverneur de Guyenne et le roi de Navarre, un petit royaume qu’il tenait de sa mère Jeanne d’Albret. Par son père Antoine, il descendait de Louis de Clermont, sixième fils de Saint Louis. Si Henri III n’avait pas de fils, ce Bourbon-là régnerait sous le nom d’Henri IV.

Il régnerait ? Oui, mais à une condition : qu’il gagne son royaume ! Car pour l’instant il ne gouvernait plus que quelques lieues autour de Nérac et de Pau, sa capitale !

— Je suis désolé d’être en retard, monseigneur, je recevais un messager parvenu à traverser l’avant-garde de Mayenne.

— Bonnes nouvelles ?

— Non, monseigneur. Mayenne se rapproche un peu trop vite et l’armée de Matignon serait sur le point de le rejoindre. Cavaliers, piquiers et arquebusiers, ils seraient près de vingt mille. Nous n’aurions peut-être pas dû venir jusqu’ici, remarqua-t-il.

Après avoir fait lever le siège de Castets, Navarre disposait encore de deux mille arquebusiers. Ses capitaines lui conseillaient de poursuivre son avantage et de surprendre l’avant-garde de Mayenne. Au contraire, il avait dispersé ses hommes dans des châteaux et des garnisons, ne gardant avec lui que deux cents fidèles à cheval. C’est avec cette petite troupe qu’il s’était rendu à Pau, puis à Nérac, alors que Rosny lui proposait plutôt de se fondre dans le Béarn où il pouvait facilement disparaître et échapper aux troupes guisardes.

Faisant fi du reproche, Navarre garda un visage impassible et saisit dans une coupe deux noix qu’il cassa l’une contre l’autre. Il sortit les cerneaux de l’une et les croqua.

— C’est aussi ce que pense mon cousin Condé ! s’exclama-t-il la bouche pleine. Il m’assure que la ville ne résistera pas à un assaut, que j’aurais dû garder mes arquebusiers pour défendre Nérac, et que s’il avait su ce que je faisais, il ne serait pas tombé dans ce piège.

C’était un reproche à peine voilé, et chacun le sentit. Une allusion aussi à ce qui s’était passé quelques mois plus tôt.

— Si Condé avait pris Brouage, nous n’en serions pas là, ajouta le roi, mi-sérieux mi-rieur.

En novembre, Henri de Condé avait abandonné le siège de Brouage pour se précipiter vers Angers. Des espions l’avaient prévenu qu’ils pouvaient lui livrer une porte de la formidable forteresse, clef de la Touraine. Mais les espions avaient été pris et Condé, poursuivi par le duc d’Épernon, était tombé dans un piège. Encerclées par plusieurs armées, traquées par les paysans, ses troupes s’étaient débandées, abandonnant leurs armes, et lui-même s’était enfui pour l’Angleterre d’où il n’était rentré que le 3 janvier, en débarquant à La Rochelle.

Cette déroute avait laissé le champ libre à Mayenne, puisqu’il n’y avait plus d’armée protestante dans l’Ouest pour l’arrêter, ou seulement le gêner.

Depuis, l’étoile de Condé était bien ternie, et maintenant que le moral des huguenots était au plus bas, ils n’espéraient plus qu’en Navarre, reconnu enfin comme leur chef incontesté.

Les défauts qu’on reprochait au Béarnais : son inconstance, sa souplesse, sa capacité à biaiser, étaient devenus des qualités, et ses proches rappelaient à ses détracteurs que s’il avait plusieurs fois abjuré, il était toujours revenu à la religion réformée. La religion de sa mère. Navarre pouvait céder en puissance devant un adversaire plus fort que lui, mais il ne cédait jamais en conscience, martelait-il. La faiblesse, dont on l’avait longtemps accusé, était désormais de la tolérance, sa souplesse était appelée sagesse, son double jeu n’était que de la stratégie, et ceux qui avaient été à son côté dans les batailles ne doutaient plus de son courage.

Il était loin le temps où pour Coligny, Calvin, Bèze, ou Louis de Condé (le père d’Henri), le jeune Navarre ne comptait pas. Il était loin le temps où la république des pasteurs, celle des Provinces-Unies du Midi, faisait la loi à travers ses assemblées, et où le jeune Béarnais, otage dans le Louvre, était traité comme un nigaud trousseur de jupons.

Désormais, Henri de Navarre était un chef de guerre vivant au milieu de ses soldats, tacticien redoutable, hardi à la bataille tout en étant économe de ses hommes, et toujours généreux avec les vaincus ; ce que n’avaient jamais été Coligny ou Condé.

En face de lui, Philippe de Mornay, gouverneur de Montauban – l’une des quatre places fortes huguenotes – et intendant de sa maison, c’est-à-dire son Premier ministre, l’observait avec affection.

Mornay et Navarre se connaissaient depuis si longtemps ! Ils étaient tous deux à Paris lors de la Saint-Barthélemy. Henri avait alors dix-neuf ans et Mornay était le secrétaire de Coligny. Philippe avait échappé au massacre en s’enfuyant dans les rues de Paris tandis qu’Henri, prisonnier, s’était converti, comme le jeune Rosny d’ailleurs.

Le massacre avait commencé cinq jours après son mariage. Henri s’était caché chez sa jeune épouse quand on égorgeait trois cents de ses amis. Il avait vu leurs corps poignardés, dépouillés dans la cour du Louvre, énucléés et émasculés par les filles de l’escadron volant. Pour rester en vie, il avait accepté la conversion imposée par Charles IX et contraint son cousin Condé à agir de même. Ensuite, prisonnier à la Cour pendant quatre ans, il s’était fabriqué un personnage de rustre, bon vivant, paillard, rieur, simplet, et surtout faible de caractère.

Il avait dissimulé ainsi jusqu’à ce qu’il parvienne à s’évader en compagnie de Rosny. Pourtant, une fois libre, il avait continué à jouer la comédie du fruste paysan béarnais. Tant mieux si ses ennemis le croyaient stupide et faible, car lui n’avait rien oublié.

Mornay le savait. Comme tous les autres autour de la table, il connaissait le véritable roi de Navarre. Un soldat qui avait reçu de Dieu le génie de la guerre, un humaniste qui lisait parfaitement le grec et le latin et qui admirait les actions illustres de l’histoire romaine. Un homme indomptable à qui sa mère Jeanne d’Albret avait donné une éducation de fer. Et surtout, un juste, un maître tolérant, et respectueux des faibles.

Ayant envoyé sa pique, Navarre se tourna vers Condé, assis à sa droite.

— Mon cousin, je devais venir à Nérac. C’est ici que mes capitaines, et ceux qui nous soutiennent en Europe, m’envoient courriers ou messagers, expliqua-t-il. Je ne peux me battre en aveugle, j’ai besoin de savoir pour prendre les bonnes décisions. Ainsi, lorsque monsieur de Mayenne est entré en Guyenne, j’ignorais s’il attaquerait vers Bergerac ou s’il chercherait à pénétrer en Quercy. J’ai trouvé ici les nouvelles que j’attendais. De surcroît, je vous avais demandé à tous de venir me rejoindre au début de ce mois. Je n’allais pas vous faire défaut quand c’est moi qui vous appelais à l’aide !

Le prince de Condé resta le visage renfrogné. À trente-quatre ans, et contrairement à son père Louis, le petit homme si joli, mort à Jarnac, Henri de Condé n’avait jamais fait preuve de grandes capacités militaires. C’était un homme de faible constitution et de santé fragile. Contrairement à Navarre, il avait eu une enfance triste et sans affection. Il disait n’avoir connu que la douleur et les misères de la guerre. D’une immense ferveur envers la religion réformée, il avait pourtant été contraint d’abjurer à la Saint-Barthélemy. Il avait ensuite épousé Marie de Clèves qui l’avait trompé avec le duc d’Anjou – l’actuel Henri III, l’assassin de son père ! Il en était resté meurtri, ombrageux, aigri. Le visage déjà fort ridé, on le disait las de l’existence et il ne rêvait que de mourir sur un champ de bataille.

De même que Navarre et beaucoup de huguenots, il était en blanc. C’était un hommage à son père Louis de Condé qui, le premier, avait arboré cette couleur. Un jour où il devait négocier avec Catherine de Médicis dont l’entourage portait des habits cramoisis, alors à la mode à la Cour, le prince était venu accompagné de ses fidèles, tous en blanc. « Mon cousin, pourquoi vos hommes ressemblent-ils à des meuniers ? » avait ironisé la reine mère. « Pour bien montrer, madame, qu’ils peuvent battre vos ânes ! » avait-il répondu.

Aussi spirituel que cruel, Louis de Condé goûtait particulièrement ces reparties. Mais son fils ne lui ressemblait en rien.

— Brisons là ! Il n’y a pas querelle, ajouta Navarre en posant affectueusement sa main calleuse sur celle de son cousin.

C’était un geste d’apaisement, mais aussi celui du seigneur accordant sa protection à son féal. Condé eut un maigre sourire en reconnaissant ainsi son allégeance.

La scène avait été brève. Elle n’était pas inhabituelle. Le roi de Navarre rappelait ainsi à tous que, s’il acceptait le débat et la critique, c’est lui et lui seul qui détenait l’autorité, et qui décidait. Comme il aimait à le dire : Je vous ferai voir que je suis votre aîné !

À gauche du Béarnais, Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, trente-trois ans, petit-fils du connétable Anne de Montmorency, premier gentilhomme de Navarre, et sans doute son meilleur général, opinait gravement devant la leçon à laquelle il venait d’assister. Quant à Rosny, il était toujours debout, attendant respectueusement du roi l’autorisation de s’asseoir.

— Installez-vous, Rosny, il reste une place près de Philippe, dit Navarre d’une voix rocailleuse en dissimulant un sourire.

Philippe de Mornay réprima une grimace quand Maximilien de Béthune – le baron de Rosny – s’assit près de lui. Les deux hommes ne s’aimaient pas, mais servant et admirant le même maître, ils devaient se supporter. Et puis Philippe, tout comme Maximilien, avait compris qu’Henri voulait qu’ils soient l’un à côté de l’autre.

Un valet, qui jusqu’à présent allumait des lanternes, sortit un plat de châtaignes de la cheminée pour le déposer sur la table. Il remplit ensuite à nouveau les verres de vin, puis sortit, refermant soigneusement la porte.

— Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour parler avec vous depuis hier soir, c’est pourquoi j’ai décidé ce conseil. J’ai besoin d’entendre l’avis de mes fidèles conseillers. Mais maintenant que nous sommes seuls, je peux vous l’annoncer, je n’ai jamais envisagé de faire massacrer les habitants de Nérac !

Il prit une châtaigne et, après avoir poussé le plat vers Condé pour qu’il se serve à son tour, il commença, avec beaucoup de concentration, à enlever la peau à l’aide de sa dague.

— Il fallait que les espions de Mayenne croient que j’allais livrer ici mon dernier combat, poursuivit-il. Si j’ai passé une partie de la nuit sur les chemins de ronde bien éclairés par des flambeaux, ce n’était pas pour vérifier que tout était en place pour la défense de la ville, c’était uniquement pour être vu des batteurs d’estrades.

Il ne dit pas qu’ensuite il avait rejoint la Belle Corysande[8]. Après tout, il n’était resté qu’une heure avec elle !

— Sachant que je suis pris au piège ici, que tout prouve que je vais livrer bataille, Mayenne ne se pressera pas et va rassembler suffisamment de soldats pour soutenir un siège. Seulement, quand il arrivera, nous ne serons plus là depuis longtemps. À la pique du jour, nous quitterons la Guyenne. Reste à décider dans quelle direction…

»… Voilà pourquoi je mande maintenant votre avis, et aussi pour discuter de la proposition que Michel de Montaigne m’a apportée. Vous le connaissez tous, je lui ai demandé de participer à ce conseil pour qu’il vous la soumette lui-même.

Chacun regarda avec curiosité le voisin de gauche de Rosny. La cinquantaine dépassée, un front étonnamment haut et dégarni sous un chapeau rond à petits bords, il affichait une expression grave et attentive. Si Rosny portait une longue et épaisse barbe, Mornay une barbe frisée en cône, Navarre une barbe en fer à cheval, Turenne une barbichette pointue comme Condé, Michel de Montaigne n’avait qu’une longue moustache. Il était aussi le seul en vêtement de ville avec une fraise en dentelle sur un pourpoint de taffetas.

— Vous savez tous où nous en sommes, mes amis, nos affaires vont aussi mal que possible. Quel parti faut-il prendre ? De quel côté faut-il se tourner ? Nous n’avons plus d’armée et plus d’argent…

— Il nous reste la peste et la famine ! plaisanta Turenne.

— Et l’hiver ! ajouta Mornay. Le pire qu’on ait eu depuis dix ans ! Ce sont aussi de rudes adversaires pour Mayenne et Matignon.

— Vous ne devez pas trop craindre Matignon, monseigneur, intervint Montaigne. Quand Mayenne l’a rejoint, fin décembre, il lui a porté les ordres que le roi lui donnait, à savoir de se placer sous l’autorité du duc et lui obéir en tout. Mais j’ai rencontré Matignon peu après. Il m’a dit avoir aussi reçu d’autres instructions de Sa Majesté, celles-là secrètes. Le roi assurait ne pas vouloir votre destruction, bien au contraire. Qu’il était contraint d’agir ainsi, et qu’il souhaitait avant tout la ruine de la Ligue. Matignon fait donc tout son possible pour laisser les troupes guisardes sans solde et sans vivres[9].

Henri hocha la tête sans sourire. Il savait déjà tout cela.

— Sauf que Mayenne et ses mercenaires albanais et allemands vivent sur le pays, fit-il. Toute la Guyenne – mon pays – est ravagée par ces sauvages.

— C’est vrai, monseigneur, reconnut Montaigne. J’ai moi-même failli perdre mon château. Mais pour l’instant, les deux armées se sont séparées. Matignon arrive de Bordeaux tandis que Mayenne tente de rassembler ses troupes à Monségur.

— Mayenne ne doit pas être sous-estimé, intervint Turenne. Il m’a repris Tulle, ce que je n’aurais jamais cru possible de sa part. C’est un rude général, aimé de ses troupes, à la fois prudent et audacieux. Matignon fait tout pour le gêner, c’est évident, mais Mayenne peut se passer de lui. Surtout quand il saura que nous ne sommes que deux cents ici !

— Nous allons en reparler, proposa Navarre en se forçant à sourire.

Le roi ne mésestimait pas la gravité de la situation, mais, simulant l’insouciance, il trancha un morceau de terrine qu’il étala sur son pain.

— Prenez un peu de ce pâté aux cèpes, vous ne savez pas quand vous en mangerez d’aussi bon…

Condé se servit avant de faire glisser le plat à Montaigne.

— En mon absence, plusieurs propositions me sont parvenues, poursuivit Navarre la bouche pleine. Je veux avoir votre sentiment. L’électeur palatin me propose une armée si j’accepte la création d’une république protestante dont il serait le protecteur et moi son lieutenant.

— Non ! cria Condé sans attendre qu’on lui laisse la parole.

Navarre interrogea Rosny du regard.

— Non, sire, répondit celui-ci. Votre combat dure depuis près de quinze ans et l’extrémité n’est pas si pressante. Vous avez connu pire situation, quand vous étiez prisonnier dans le Louvre.

— Si l’électeur nous offre des troupes, pourquoi pas ? remarqua aigrement Turenne. Même si nous rassemblons nos deux mille arquebusiers, avec notre poignée de gentilshommes et ce qui reste de l’armée de Condé, Mayenne nous écrasera quand il veut.

— Et toi, Mornay, qu’en penses-tu ?

— La France et l’Europe ont les yeux fixés sur Votre Majesté. Vous devez composer votre vie de telle sorte que le public n’y trouve rien à reprendre et tout à louer. Votre rang vous contraint à vous opposer à la ruine de la maison de France.

Navarre hocha du chef.

— Voyons donc la seconde proposition : Damville[10] et Lesdiguières[11] me proposent asile. L’un dans le Languedoc, l’autre dans le Dauphiné.

— Va pour le Languedoc ! approuva Condé. C’est le plus près.

— Je choisirais plutôt le Dauphiné, nous pourrions plus facilement obtenir des Suisses, remarqua Turenne.

— Non ! dirent ensemble Mornay et Rosny, qui se regardèrent, étonnés d’être du même avis.

— Autant d’avis que de têtes ! comme le dit souvent mon ami Agrippa d’Aubigné ! plaisanta Navarre. D’ailleurs, Élisabeth d’Angleterre me propose aussi asile…

— Non ! clamèrent ensemble Condé, Turenne et Rosny.

— La bataille doit avoir lieu en France, sire, insista Mornay. Il y aurait un immense danger à ce que vous quittiez le royaume, votre absence relâcherait encore le lien déjà trop faible qui tient unis vos partisans. Je dirais même qu’il convient maintenant que vous fassiez l’amour à la France[12].

— L’amour à la France… J’aime ce trait, Mornay ! s’exclama Navarre en riant.

Puis il regarda chacun en souriant, tant il goûtait leurs réponses, avant de déclarer :

— Le duc de Mayenne n’est pas si mauvais garçon qu’il ne me permette de me promener encore quelque temps dans la Guyenne… Après tout, j’ai toujours eu ici mes allées et venues franches. Le renard que l’on croit avoir pris au filet passe parfois à travers les mailles, ou sur le ventre du chasseur.

— Que proposez-vous, mon cousin ? s’étonna Condé.

— Nous ferons tout à l’heure descendre les chevaux du côté où la muraille est la plus escarpée, et où il n’y a donc pas d’espions. En bas, par pelotons de vingt, nous gagnerons Casteljaloux par des sentiers différents.

Il les regarda à tour de rôle, leur signifiant du regard qu’il attendait leurs questions.

— Pour aller où, monseigneur ? demanda Rosny.

— Monsieur de Turenne restera en Guyenne, avec un petit corps de troupes pour contraindre Mayenne à rester sur place. Avec Condé, je gagnerai La Rochelle puisqu’on nous a laissé place libre en Saintonge. J’ai trouvé ici un appel d’Aubigné[13] qui se trouve près d’Exoudun. Il est tenu en échec devant le château de La Mothe occupé par les gens de Mayenne. Nous irons donc l’aider. Pris à revers sans qu’il s’y attende, Mayenne devra partager ses forces pour ne pas être coupé de Paris et de tout ravitaillement.

Rosny, Mornay et Turenne hochèrent lentement la tête. Une fois de plus, Navarre faisait preuve de son sens tactique. Condé, lui, se rengorgea. Il prendrait facilement La Mothe et effacerait sa déroute devant Angers.

— Ce sera bien joué, monseigneur ! déclara Rosny, Mais à part l’avantage de nous tirer de ce piège, cela ne changera rien dans le rapport des forces. Simplement, Mayenne ou Biron nous enfermeront dans La Rochelle.

— On ne prendra pas La Rochelle comme Nérac ! intervint Condé.

— Sans doute, mais j’ai deux autres cartes à jouer. La première est mon cousin, le duc de Montpensier, qui m’a écrit le mois dernier pour se déclarer prêt à me soutenir contre les ambitieux projets des Guise[14]. La seconde, ce sont les neuf cent mille livres de monsieur Sardini que Mornay a par-devers lui. Elles vont servir à allumer un contre-feu.

— Neuf cent mille livres ? s’étonna Condé. Peste ! Je ne vous savais pas si riche, mon cousin.

— Moi non plus ! plaisanta Henri. Moi non plus ! Disons que cet argent est une avance sur mon trône de roi de France ! C’est Mornay qui a réussi à l’obtenir. Il le gardait pour un dernier recours.

— Ce n’est pas moi, monseigneur, qui ai gagné cet argent pour vous, c’est ma fille.

— Je le sais et je ne l’oublie pas ! Mornay, tu vas demander à François de Ségur[15] d’utiliser cette somme pour acheter à Casimir[16] une armée de Suisses et de lansquenets qui viendra à notre secours.

— Cela prendra du temps, monseigneur.

— Je sais, mais l’important est que Guise l’apprenne vite.

— Il tient la Champagne et la plupart des places fortes de l’Est, remarqua Turenne. Il fera tout pour empêcher ces renforts de passer.

— Qu’il le fasse, cela l’occupera ! Au moins, pendant ce temps, il n’enverra pas de renforts à son frère.

— Seulement, nous serons toujours aussi faibles, monseigneur, remarqua Turenne. Il nous faudrait un an, un an tranquille, pour reconstituer nos forces.

Le Béarnais eut un sourire rusé en se coupant une nouvelle tranche de pâté aux cèpes.

— C’est là que monsieur de Montaigne intervient…

D’un regard, il lui donna la parole.

— Aux premiers jours du mois de février, commença Montaigne, je terminais la lecture d’un livre, dans ma bibliothèque, quand on m’annonça une troupe de cavaliers. Tous mes gens se sont armés, des reîtres de Mayenne étaient déjà venus et j’avais dû envoyer un messager à Matignon pour les faire partir. Mais ce n’était qu’une fausse alerte. À la tête de cette troupe se trouvait un officier de Catherine de Médicis que je connaissais. Il avait un message pour moi. La reine me mandait sur-le-champ à Paris.

Chacun était attentif, sauf Navarre qui avait entendu l’histoire la veille en arrivant, et qui souriait en découpant des tranches de châtaignes avec sa dague qu’il déposait ensuite avec gourmandise sur son pâté.

— Nous avons mis moins de trois semaines, parfois au galop. Les étapes étaient bien préparées et la troupe suffisante pour ne pas être attaquée. Les laissez-passer de la reine ont fait merveille, même avec les officiers de Mayenne.

» À Paris, la reine m’a reçu dans son palais sans même que j’aie débotté. Elle avait préparé une proposition que je devais porter rapidement à monseigneur de Navarre. Je suis reparti aussitôt, toujours avec une escorte que j’ai laissée chez moi. Je suis ensuite venu ici seul avec deux hommes d’armes et un laissez-passer du roi.

— Quelle proposition ? demanda Rosny, sans cacher son intérêt, et son inquiétude.

Navarre était impassible. Il mastiquait ses châtaignes, comme s’il n’était pas concerné, mais son regard inquisiteur guettait les réactions.

Montaigne regarda chacun avant d’annoncer :

— La reine souhaite négocier avec monseigneur, elle désire une rencontre…

— Une rencontre ! s’étouffa Mornay. Avec celle qui a organisé la Saint-Barthélemy ! Impossible !

— Elle est déjà venue jusqu’ici, rétorqua Navarre, en découpant une tranche de pain et en se servant un morceau de jambon de sanglier. Et personne n’est mort après sa visite. Au contraire, c’est elle qui a été malade !

Sept ans plus tôt, Catherine de Médicis était arrivée à Nérac avec sa maison et son escadron volant. Officiellement, elle ramenait Margot à son époux. Officieusement, elle avait décidé plusieurs conférences pour réconcilier catholiques et protestants. Trois cents des plus belles jeunes filles du royaume étaient censées amadouer ses adversaires. Anne d’Acquaviva, maintenant épouse du financier da Diacceto, en avait séduit plus d’un, et l’un de ses amants, le baron d’Ussac, pour la récompenser de ses blandices, avait même livré la ville dont il était gouverneur ! Rosny et Turenne aussi avaient succombé, ainsi que plus de vingt autres gentilshommes, qui eux étaient allés jusqu’à la trahison en rejoignant les catholiques. Malgré cela, Catherine n’avait rien obtenu.

Navarre s’en souvenait encore. Il ne sous-estimait ni la reine ni son haras de putains.

— La rencontre aurait lieu ici ? demanda Rosny.

— Non, elle souhaite que ce soit le long de la Loire, Angers, ou à la limite Chenonceaux, répondit Montaigne. Elle propose une trêve et jure de votre sécurité, même si vous venez à Paris.

— On a déjà joué à la trêve, à Coutras, rappela Rosny, dans un rayon de deux lieux nous devions fraterniser, et au-delà nous couper la gorge !

— Elle rêve ! s’exclama Condé.

— C’est moi qui choisirai le lieu et le jour, décida Henri la bouche pleine… On a fait mourir ma mère à Paris, on y a tué l’amiral et mes meilleurs amis et serviteurs, je n’y retournerai que roi…

Il regarda ses amis et ses capitaines l’un après l’autre avant d’ironiser, en prenant d’autres châtaignes :

— Il est plus raisonnable pour elle de se fier à moi, que moi de me fier à elle. Mais une rencontre aurait l’avantage de nous laisser du temps…

— Je comprends, dit Rosny. Le temps de faire entrer des troupes allemandes et suisses qui nous manquent et de reconstituer nos forces…

— Je persiste à penser qu’il vaut mieux se battre que négocier avec elle, déclara Mornay qui était d’un caractère plus intransigeant. Cette femme est un démon.

— Philippe, sourit Henri, un vrai gentilhomme est le dernier à conseiller la guerre… et le premier à la faire.

— Mais au bout de cette négociation, il y a la conversion, sire, nuança Montaigne.

— Monsieur de Montaigne, soupira Henri de Navarre, catholique ou protestant, peu importe à mes yeux ! Dieu m’a fait seulement naître chrétien et ceux qui suivent leur conscience sont de ma religion. Quant à moi, je suis de celle de tous ceux qui sont braves et bons[17]… Pour l’instant, cela suffit !

— … Et si tout cela n’était qu’un piège de Guise ? suggéra Condé en regardant Montaigne de travers.

— Guise me hait, monseigneur, il ne m’aurait pas choisi, répliqua sèchement Montaigne.

— Il nous hait tous ! grimaça Mornay.

Il y eut un silence pénible car chacun savait que l’avertissement de Condé était justifié. Montaigne était catholique, il avait été maire de Bordeaux, il était l’ami de leur ennemi, le maréchal de Matignon. Il venait de rencontrer leur pire ennemie, Catherine de Médicis, une femme qui ne savait que trahir sa parole.

Le seul qui ne paraissait pas préoccupé était Navarre. Il se servit un grand verre de vin et remplit d’autorité celui de son cousin Condé, puis celui de Turenne. Sans façon, il passa la bouteille à Montaigne qui la prit en disant fort calmement :

— J’encours les inconvénients que la modération apporte. Au gibelin je suis guelfe, au guelfe je suis gibelin[18]. J’ai toujours ces suspicions muettes et je dois sans cesse me justifier et m’excuser. J’agis pourtant en conscience, sans compromis. Maintenant, pour vous rassurer, Guise n’est qu’un roseau peint en fer, m’a dit Catherine, ajouta Montaigne. Il tient l’Est et la Champagne, mais à Paris, c’est la Ligue qui est puissante. Et la Ligue, c’est maintenant la bourgeoisie parisienne. J’ajoute qu’avec ma goutte, j’aurais souhaité éviter cette mission. Je ne l’ai acceptée que pour vous, monseigneur.

— Catherine a compris qu’elle faisait fausse route avec moi, laissa tomber Henri. Elle va essayer autre chose… reste à savoir quoi.

— Catherine est obstinée, sire, le prévint Mornay.

— Elle est surtout mortellement dangereuse, Philippe. Je le sais. Elle a tué ma mère. Je devine qu’elle ne veut que me corrompre et, si elle n’y parvient pas, m’occire. Elle sait qu’en abjurant je perdrai le secours de mes amis, mais vous, vous n’ignorez pas que je préfère être parpaillot à Nérac que roi catholique à Paris, si c’est au prix de ma conscience. Pour me faire disparaître, il faudrait que le piège préparé soit adroit ! Monsieur de Montaigne, retournez la voir et donnez-lui mon accord. Je veux une trêve sur la Saintonge, le Poitou, le Périgord, la Guyenne et le Béarn, et je la veux avant l’été. Je verrai la Médicis au-dessous de la Loire, je déciderai où à ce moment-là. N’oublions pas que nous n’avons pas que des ennemis autour d’elle. Elle estime fort mon cousin, monsieur de Montpensier, qui me fait les yeux doux.

» Dans l’immédiat, Mornay, prépare une nouvelle déclaration que tu feras imprimer et distribuer. Rappelle que Guise se sert du prétexte de la religion pour me voler la succession qui m’appartient de droit. Annonce que je ne demande pas mieux que d’être instruit dans la religion catholique, et que je me soumettrai au jugement d’un concile libre. Nous gagnerons du temps. Turenne l’a dit, c’est de temps que j’ai besoin pour l’affrontement final. Il aura lieu bientôt, ici, je le sens, je le devine.

Il se tut, laissant la parole à l’un ou l’autre, mais devant leur silence, il se leva.

— Nous partons dans une heure. Préparez-vous. Mornay, vous êtes venu avec votre fille ?

— Oui, monseigneur.

— Attendez ici une dizaine de jours. Ce sera plus sûr. Sitôt à Casteljaloux je ferai courir le bruit que je suis dans le Languedoc. Ensuite, d’une façon ou d’une autre, Mayenne aura de nos nouvelles. Ses hommes partiront d’ici pour nous poursuivre et vous pourrez regagner Montauban avec votre escorte. Quant à vous, monsieur de Montaigne, vous avez tous les laissez-passer nécessaires…

— En effet, monseigneur.

Le roi l’accola avec une sincère affection, puis il fit de même avec Mornay.

Dans l’après-midi de ce même jour, Michel de Montaigne se trouvait dans la chambre de l’auberge qu’il occupait, non loin du château. Il écrivait, assis à une table. Navarre était parti, ainsi que ses capitaines. Lui-même quitterait Nérac dès que la voie serait libre.

On gratta à sa porte et un de ses hommes d’armes qui lui servait aussi de valet entra.

— Monsieur, une dame souhaite vous voir, annonça-t-il.

— Une dame ? s’étonna Montaigne. A-t-elle dit son nom ?

— Non, monsieur.

— Faites-la entrer.

Une jeune femme entra couverte d’un épais manteau. Grande, souple, blonde avec de longs cheveux bouclés, de beaux yeux rieurs et une peau éblouissante. Elle avait un je-ne-sais-quoi qui lui rappelait quelqu’un. Mais qui ?

Il s’était levé et s’inclina.

— Monsieur de Montaigne, je n’ai pas le plaisir de vous connaître, fit-elle d’une voix ferme, mais mon père m’a souvent parlé de vous. Il s’agit de monsieur de Mornay.

— Vous êtes la fille de Mornay ? s’enquit-il, étonné par l’absence de ressemblance.

— En effet, monsieur.

Il y eut un bref silence. Montaigne se souvenait que Mornay disposait de neuf cent mille livres pour acheter des mercenaires, d’où tenait-il cette somme ? Navarre avait seulement précisé que cet argent venait de sa fille. Cette affirmation avait étonné Montaigne. Mornay n’avait que trente-sept ans. Cette fille avait une vingtaine d’années. Elle n’était pas de Charlotte Arbaleste… c’était donc une fille naturelle ? Mais d’où venait sa fortune ? Il dissimula sa curiosité sous un masque de politesse.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit-il en avançant la seule chaise de la chambre, tandis qu’il restait debout. Vous êtes venue seule ?

— Non, monsieur, monsieur Caudebec m’accompagne toujours. Il attend dans la salle du bas.

— Votre père a pris de bien gros risques en vous proposant de l’accompagner depuis Montauban, mademoiselle.

— Il ne me l’a pas demandé, monsieur, c’est moi qui l’ai voulu, dit-elle en souriant. Je suis loin d’être un poids inutile dans les chevauchées et mon père le sait. Monsieur Caudebec vous dira que je me bats aussi bien que lui.

Montaigne digéra la réponse. Durant ces guerres, quelques femmes courageuses se battaient comme des hommes. Agrippa d’Aubigné[19] lui avait longuement parlé de Madeleine de Miraumont qui avait dressé une compagnie de cavalerie de soixante gentilshommes qu’elle menait à la bataille, et que l’on reconnaissait à ses cheveux dépassant de la salade lui couvrant l’échiné. Mais s’il admettait que, par nécessité, un tel comportement soit tolérable une fois ou deux, s’il reconnaissait le courage et l’énergie physique et morale des femmes, Michel de Montaigne pensait que la place des femmes n’était pas sur un champ de bataille, car il n’était pas bienséant de voir une femme armée et vêtue comme un homme pratiquer ce qui allait à l’encontre des qualités féminines. Les belles et honnêtes femmes devaient faire les femmes, et non les capitaines.

D’ailleurs, la femme n’était jamais qu’un homme imparfait. Des hommes de science lui avaient même rapporté qu’une femme qui pratiquait des actions convenant mal à leur genre pouvait se transformer en homme et fabriquer des membres virils. On lui avait d’ailleurs cité de nombreux cas en Italie. Le vrai avantage des femmes, c’était la beauté, et la plus honorable occupation pour elles, c’était la science du ménage.

— Je n’en doute pas, mademoiselle, fit-il, en se demandant ce qu’elle lui voulait.

— J’ai accompagné mon père, monsieur, car j’espérais rencontrer ici une personne qui irait prochainement à Paris. Or, mon père m’a parlé de vous ce matin.

— En effet, je vais m’y rendre…

— Porteriez-vous une lettre pour moi, monsieur ?

— Pourquoi pas ? Votre père est-il au courant ?

— Non, monsieur, répondit-elle en se mordillant les lèvres.

— À qui cette lettre est-elle destinée ?

— Un ami, un ami cher.

Montaigne hésitait. Dans quelle histoire s’embarquerait-il s’il acceptait ? Pouvait-il y avoir quelque espionnage ou trahison là-dessous ? Déjà beaucoup l’accusaient de double jeu, prendre de tels risques ne serait guère habile.

— Il n’y a aucun homme plus honnête et plus fidèle au roi, monsieur, assura Cassandre en devinant ses réticences. Je viens de recevoir une lettre de lui et je veux lui répondre.

— Comment avez-vous reçu cette lettre ?

— C’était hier, monsieur, et mon père l’ignore. Je vous saurai gré de ne pas lui en parler.

— Qui vous a remis cette lettre ?

— Monsieur de Rosny, monsieur. Mon père ne l’aime pas, mais je l’apprécie. À l’automne déjà, il a transmis du courrier pour moi quand il est allé à Paris. Cette fois-ci, il m’a rapporté une lettre.

— Qui est cet ami de Paris ? demanda-t-il. Comment le connaissez-vous puisque vous vivez à Montauban ?

Cassandre hésita un instant avant de se rappeler les paroles de son père au sujet de Montaigne : il n’y avait pas beaucoup d’hommes plus honorables que lui dans le royaume.

— On m’a dit que monseigneur de Navarre y avait fait allusion. Je suis allée à Paris à sa demande, au sujet de ces neuf cent mille livres que j’ai ramenées pour notre cause. Cet homme, cet ami… C’est grâce à lui que j’ai réussi à prendre cet argent au duc de Guise.

— Au duc de Guise ? s’étonna Montaigne, en haussant les sourcils.

— C’est tout ce que je peux vous dire.

Le mystère qui entourait cette affaire avait excité la curiosité de l’ancien maire de Bordeaux. Remettre cette lettre serait un bon moyen d’en savoir plus.

— Je porterai votre lettre, mademoiselle, dit-il.

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